Bête et méchant ! Voilà deux mots utilisés parfois pour qualifier le rock’n’roll. Culture autant que musique, il est né dans les années 50 et a hérissé le poil de maints mélomanes. LeMurDuSon dresse l’état des lieux des scènes rockeuses, de part et d’autre de la Sarine.
Le rock est plus qu’un genre musical. C’est une culture basée sur la sainte trinité: guitare électrique-basse-batterie portée par l’énergie sauvage. C’est Jimi Hendrix faisant l’amour à sa guitare avant de la brûler lors duMonterey Festival 1967. C’est Phil Spector, producteur talentueux mais controversé, qui menace les Ramones avec une arme à feu. C’est le groupe Oasis dont l’orageux talent de composition était traversé par les éclairs conflictuels entre les deux frères Gallagher. Ils ne peuvent toujours pas se supporter aujourd’hui. D’ailleurs, le groupe n’existe plus officiellement.
Ces anecdotes ne sont que modestes riffs de guitare au milieu des décharges électriques du rock. D’où vient cette musique ? Elle a pour origine le blues dont Chuck Berry s’est inspiré pour composer un titre important de l’histoire rockeuse : Johnny B. Goode. Toutefois, il s’est donné le rôle de premier ministre du rock’n’roll tout en laissant le trône de Roi à Elvis Presley. Les déhanchements du King ont scandalisé autant le public qu’ils l’ont conquis durant les années 50. Pour surveiller ce qui se tramait dans ses sulfureux concerts, la police n’hésitait pas à les filmer. Il s’agissait de vérifier si « Elvis the Pelvis » n’outrepassait pas les bornes, fortes étroites, d’une Amérique ultra-conservatrice. Notons en passant que le style du « King » appartenait au rockabilly. Ce genre musical trouve ses racines dans le blues, comme le jazz, et se compose traditionnellement d’un trio : guitare électrique-batterie-contrebasse.
En Grande-Bretagne, les radios libres ont tenu un rôle moteur dans la promotion du rock en Europe. Elles ont programmé cette musique que les radios « légales » n’osaient pas diffuser, créant ainsi une demande à laquelle ces stations pirates s’empressaient ensuite de répondre. L’exemple le plus célèbre : Radio Caroline qui a émis dès 1964 d’un bateau ancré dans les eaux internationales.
Le rock semait ses chansons d’allusions sexuelles, d’où la censure exercée par les chaînes d’Etat. Cette débauche de liberté chamboulait la Couronne et défrisait le gouvernement britannique qui a tenté de museler ces programmes immoraux en interdisant les radios pirates en 1967. Néanmoins, Radio Caroline a continué d’émettre en toute illégalité pendant un an avant de tomber en faillite. Mais l’amour du rock a fait renaître la station pirate dès 1972. Ce navire des ondes a subi d’autres tempêtes dévastatrices, incitant le directeur à acquérir un nouveau bateau : le Ross Revenge. Lequel a été mis hors service en 1989 à la suite d’un assaut donné par des fusiliers britanniques et néerlandais.
Radio Caroline diffuse toujours ses émissions, mais désormais sur Internet. Ses aventures ont inspiré Good Morning England, l’excellent film de Richard Curtis avec le regretté Philip Seymour Hoffman.
Si le rock est né du blues et du jazz, il doit sa croissance et sa popularité aux passionnés de la guitare.Woodstock a illustré tout particulièrement ce phénomène. Le mythique festival s’est déroulé en 1969, alors que la guerre du Vietnam faisait rage, ce qui a donné à ce genre musical sa dimension protestataire expliquant, au moins en partie, le miracle de sa pérennité. Le rock, c’est le droit de dire non. C’est une attitude hors normes qui se perpétue.
La Suisse, terre de rocs et de rock
Ce tsunami culturel et musical a aussi battu les flancs des montagnes suisses. Quel est l’état des lieux du rock de part et d’autre de la Sarine ? Deux disquaires nous aident à le dresser. Commençons par Mauro Bozzide Stigmate Records à Yverdon. Son magasin est sis dans une cave où les vinyles de tous genres tapissent les murs. Le disquaire yverdonnois évoque d’emblée, le Spot Bar de Neuchâtel : « Le propriétaire de cet établissement avait pris contact avec un organisateur de tournée bâlois qui proposait aux groupes de se produire à différents endroits de Suisse. » Des musiciens mythiques tels Pink Floyd, John Lee Hooker ou les Bee Gees ont foulé la scène du bar neuchâtelois entre 1959 et 1971.
Mauro Bozzi ajoute : « Je ne pense pas que les groupes suisses ont leur place auprès des légendes du rock, mais rétrospectivement on redécouvre de bonnes formations tel que Toad ». Ce groupe bâlois a été produit, notamment, par Martin Birtsch qui a travaillé avec Deep Purple et Iron Maiden. Le disquaire nous conseille ensuite d’écouter les Genevois de Gentlemen qui ont gratté des accords dès 1966. Il cite encore l’album « Forget Your Dream », et surtout le morceau « Thick Fog », du groupe de rock progressif des années septantePacific Sound. N’oublions pas la place éminente que les Fribourgeois du groupe The Young Gods occupent dans le paysage du rock mondial. « Ils ont notamment influencé des artistes tels que David Bowie, U2 et les Nine Inch Nails », précise le disquaire. Ce trio, quatuor aujourd’hui, a introduit entre autres l’art du sample1 dans le rock. « Il était là juste au bon endroit et au bon moment », conclut Mauro Bozzi.
Comment le rock sonne-t-il en schwiitzerdütsch ? Nous l’avons demandé à Sam Urben de Rockaway Beach àBerne. Le disquaire bernois a commencé par vendre de la musique punk et travaille depuis bientôt trente ans dans ce milieu. D’après lui, le punk – un dérivé du rock – se révèle plutôt prolifique en Suisse alémanique : « À Berne, nous avons l’inclassable Révérend Beat-Man qui domine à peu près tout et fait bouger la scène underground en touchant toujours plus de monde ». Cela dit, ajoute aussitôt le disquaire, le centre névralgique de la scène rock outre-Sarine est situé à Zurich, plus précisément au centre culturel Mascotte. Jadis, un certain Louis Armstrong s’y était produit.
Sam Urben est donc avant tout un amateur de punk. Par quels groupes a-t-il été marqué ? Il cite en tête de liste les Zurichois de Nasal Boys, « le premier groupe punk célèbre de Suisse ». Le disquaire évoque aussi le groupe féminin Kleenex devenu par la suite LiliPUT. En 1978, ces Zurichoises scandalisèrent les téléspectateurs de l’émission Karusell de la télévision suisse alémanique. La production les avait obligées à chanter en playback, provoquant la légitime colère de la chanteuse Klaudia Schiff. Le groupe a par la suite obtenu un certain succès international et une prestigieuse signature auprès du célèbre label londonienRough Trade.
Voilà pour l’histoire suisse du rock. Qu’en est-il aujourd’hui ?
De Romandie jusqu’en Suisse alémanique
Lorsqu’on demande au Dr. Wheels du groupe Rambling Wheels ce qu’est le rock, il répond : « C’est Michael J. Fox qui fait son solo de guitare à genou dans Retour vers le futur ». Ces rockeurs Neuchâtelois ont sorti leur troisième album en mars dernier, « The Thirteen Women of Ill Repute », avec une musique plus mélodieuse et acoustique que par le passé, zébrée toutefois par les décharges électriques des guitares.
Les Rambling Wheels ne sont pas les seuls en Romandie comme en témoigne l’excellent cru 2013 desGenevois The Animen. Ils ont écumé les festivals suisses et enflammé les radios avec leur premier album « Hi! » Ce condensé de rock à l’ancienne, extrêmement nerveux, a séduit le public très sélect de l’Eurosonic 2014. Cette manifestation, qui réunit maints spécialistes de la musique, permet surtout aux programmateurs des plus grands festivals européens de recruter leurs futurs talents. Citons encore, dans un autre genre,Mama Rosin qui distille un rock cajun de belle facture, évoquant des vieux bars sales de Louisiane. C’est à renfort de fuzz, une pédale à effets de saturation, et d’accordéon, de groove, et de blues que le trio hyperactif de Genève produit un son « garage » qui n’a rien à envier aux plus grands. Leur dernier album apparaît par ailleurs sur le crapuleux label Voodoo Rhythm Records du Révérend Beat-Man. Les punks de Atomic Shelterset Hateful Monday méritent également une écoute attentive. Et enfin, des secrets bien gardés surgissent peu à peu au grand jour comme Lune Palmer, le frère romand de Radiohead, le trio funk-rock Deep Kick ou le quatuor magique Juan Blanco.
Quant à la Fribourgeoise Kassette, elle se distingue par des rythmiques brutales et efficaces, sans pour autant perdre le sens des mélodies aériennes et simples. Emilie Zoé mérite aussi une place dans cette liste tant son jeu de guitare limpide et puissant tient en haleine. C’est en concert qu’elle prend toute son envergure, comme elle l’a démontré au Pully For Noise de l’année passé. Ce festival satisfait, d’ailleurs, tous les amateurs de rock. Ce qui vaut également pour la programmation de deux salles importantes : le Romandie de Lausanneet le Bad Bonn de Guin près de Fribourg.
De l’autre côté de la Sarine, la scène bouge. Ce n’est pas Tizian Von Arx, la voix de 7 Dollar Taxi, qui dira le contraire: « Le rock ne met pas en avant la perfection musicale ni les arrangements pointus. Il y est plus question de l’énergie que l’on vit en concert plutôt que sur un disque. Si l’on quitte la scène sans avoir sué, c’est que l’on a fait quelque chose de faux ». Ces Lucernois ont sorti un nouvel album début 2014 : « Anything Anything » . Ils sont les dignes héritiers des ballades entrainantes des Beatles et de la fureur de jouer des Who, rien que ça !
Les Bâlois The Bianca Story ne laissent pas indifférent. Le groupe a lancé son dernier album, « Digger », après une initiative réussie de financement direct par le public. Autres figures de marque du rock d’outre-Sarine :Sophie Hunger et Anna Aaron. Fiona Daniel, elle, se veut plus calme mais sait faire grincer sa guitare. Dans la même veine, le Bernois Patrick Bishop compose des mélodies oniriques. Il existe aussi le mundart, l’art de chanter en dialecte alémanique, qui possède son lot de rockeurs comme Züri West, Adrian Stern ou Stiler Has.
Admiral James T. convainc avec un son franc et direct. La Zurichoise Evelinn Trouble produit un son exigeant qui va en tous sens. Dans les mélodies plus planantes et expérimentales, le groupe My Heart Belongs To Cecilia Winter donne aussi une belle leçon de maîtrise de guitare électrique, comme les nouveaux arrivants de Asleep.
Le plus brillant symbole du rock suisse reste le Bernois Stephan Eicher qui chante tant en français qu’en dialecte alémanique. Dès l’âge de 17 ans, il a créé un groupe de punk-disco avec son frère cadet à la fin des années septante : Grauzone. En 1981, ils ont vendu quelque 500’000 disques du titre « Eisbär ». Devenu moins turbulent, Stephan Eicher a connu la consécration avec son cinquième album « Engelberg », vendu à près de deux millions d’exemplaires grâce à deux succès : « Hemmige », une reprise du chansonnier bernois Mani Matter, et le fameux « Déjeuner en paix ». L’amitié qu’il entretient avec l’écrivain français Philippe Djian est à la source de nombreuses compositions plus poétiques comme l’excellent « Eldorado ». Sur l’album du même nom, il collabore aussi avec l’écrivain suisse Martin Suter pour le texte « Weiss Nid Was Es Isch ».
Les atouts de la Suisse
Le trio guitare électrique-basse-batterie a encore de beaux jours devant lui. Les Jimi Hendrix, The Who, The Rolling Stones, Led Zeppelin, Pink Floyd ou encore Metallica possèdent donc de dignes héritiers en Suisse. Peut-on parler d’une scène de rock helvétique? Les nombreuses productions des dernières années et le dynamisme de labels indépendants tels que Two Gentlemen ou Saïko Records sont là pour le démontrer.
La Suisse n’est pas orpheline de salles de concert ni de festivals d’excellente qualité ; elle reste une place importante sur le plan musical en général. C’est ainsi que les plus grands jazzmen ont joué dans notre pays. Tous ces facteurs favorisent le développement de la créativité musicale et l’émergence de nouveaux groupes.
Laissons la conclusion à Franz Treichler, chanteur des Young Gods : « Le rock est une énergie positive qui pousse en avant. Elle sert à réveiller les gens, à leur faire prendre conscience qu’il existe autre chose que la voie toute tracée du conservatisme, à les faire agir plutôt que gémir. En plus simple : ça aide à se botter les fesses ! »